Manifeste pour le droit à l’alimentation
21 avril 2023
Le droit à l’alimentation a été reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, que la Suisse a ratifié en 1992.
Malgré l’engagement pris par la Suisse de protéger le droit à l’alimentation en ratifiant ce Pacte international en 1992, ce droit n’a jamais été reconnu dans sa Constitution fédérale. En octobre 2022, le Parlement du Canton de Genève a décidé d’inclure le droit à l’alimentation parmi les droits fondamentaux consacrés dans la Constitution genevoise. Le peuple genevois sera appelé à voter sur cette inclusion le 18 juin 2023.
L’article suivant sera introduit dans la Constitution genevoise si le peuple genevois vote en faveur de cette inclusion.
Art. 38A Droit à l’alimentation
Le droit à l’alimentation est garanti. Toute personne a droit à une alimentation adéquate, ainsi que d’être à l’abri de la faim.
Nous, plus de 60 actrices et acteurs engagé·es dans la production agricole, l’agriculture paysanne[1], l’agro-écologie[2], la transformation, l’artisanat, la distribution, la restauration, la consommation, l’aide sociale et alimentaire, l’économie sociale et solidaire, la protection des droits humains, de l’environnement et du climat, membres de la société civile et experts académiques, nous sommes réuni·es les 19, 20 et 21 avril 2023 au Refettorio à Genève, à l’occasion d’un forum organisé par la MATER Fondazione, en collaboration avec FIAN Suisse, Global Shapers Community, la Fondazione Pistoletto et Social Gastronomy Movement, et avons adopté ce manifeste.
Changement de paradigme: de l’aide alimentaire au droit à l’alimentation
Pour garantir le droit à l’alimentation, il faut un changement de paradigme. Il ne faut pas seulement garantir le droit d’être à l’abri de la faim (à travers l’aide alimentaire d’urgence, en nature ou monétaire), mais respecter, protéger et réaliser pleinement le droit de toutes et tous d’avoir un accès régulier, permanent et libre à une alimentation quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, satisfaisante et digne.
Pour réussir ce changement de paradigme, il faut créer un système permettant notamment d’éviter que l’alimentation soit une variable d’ajustement dans le budget des personnes ou des ménages. Il faut au contraire garantir que l’alimentation de qualité et durable soit accessible à toute la population. Il faut mettre fin à toutes les formes de discrimination, y compris multiples et croisées.
Loi, politique publique et organe participatif
La réalisation du droit à l’alimentation nécessite l’adoption, au terme d’un processus participatif, d’une loi sur le droit à l’alimentation et d’une politique publique de l’alimentation qui soit transversale, avec un engagement financier de l’Etat. Cette loi et cette politique, et les pratiques qui en découlent, doivent être fondées sur les principes des droits humains: participation, redevabilité, non-discrimination, transparence, dignité humaine, pouvoir d’agir, état de droit et solidarité (acronyme anglais PANTHERS).
Pour faciliter ce processus, il faut créer un organe participatif et paritaire – un Conseil ou une Commission de l’alimentation – chargé d’appuyer l’élaboration et ensuite la mise en œuvre de la loi sur le droit à l’alimentation et de la politique publique de l’alimentation. Il faut également créer un nouveau service au sein du Canton de Genève, transversal, interdépartemental, chargé des questions liées à l’alimentation et aux systèmes alimentaires durables.
L’organe participatif et paritaire devrait être composé notamment de représentant·es du Canton de Genève, des communes genevoises et des actrices et acteurs engagé·es dans la production agricole, l’agriculture paysanne, l’agro-écologie, la transformation, l’artisanat, la distribution, la restauration, la consommation, l’aide sociale et alimentaire, l’économie sociale et solidaire, la protection des droits humains, de l’environnement, du climat et des animaux. Les syndicats de salarié·es, les associations luttant pour les droits des femmes, des enfants et des personnes migrantes, les représentant·es des systèmes de santé et d’éducation, et les expert·es académiques devraient également en faire partie. Des moyens doivent êre mis en œuvre pour garantir la participation pleine et effective des personnes en situation de précarité alimentaire et des paysannes et paysans.
Les structures et les processus existants du Canton de Genève, y compris la Maison de l’alimentation du territoire (association ma-terre), ont un rôle à jouer dans la création et le fonctionnement de ce nouvel organe. L’expérience des organes chargés d’appuyer l’élaboration d’autres politiques publiques du Canton de Genève, par exemple en matière de culture et de logement, offrent des exemples pour créer cet organe participatif et paritaire. Il en est de même d’organes similaires dans d’autres pays.
Production locale, prix justes, agriculture paysanne et agro-écologie
L’implication des paysannes et paysans dans l’élaboration d’une loi sur le droit à l’alimentation et d’une politique publique de l’alimentation est essentielle, selon les principes de la souveraineté alimentaire, et doit être garantie.
Pour mettre en œuvre le droit à l’alimentation, l’Etat doit encourager l’agriculture paysanne, diversifiée, sociale et agro-écologique qui produit une alimentation nourricière de qualité, qui protège la biodiversité et qui garantit des conditions saines de travail. Pour cela, il faut favoriser son accès au marché et construire des partenariats au-delà des logiques de concurrence en retissant les liens entre les paysannes et paysans et les consommatrices et consommateurs. Il faut faire de l’alimentation à Genève un bien commun avec comme fondement la démocratie alimentaire.
L’Etat a le droit et le devoir de définir des critères d’achats ambitieux pour tous les achats alimentaires publics, qui garantissent la transition vers des systèmes alimentaires durables et qui contribuent à la mise en œuvre du droit à l’alimentation.
Des conditions cadres qui permettent une rémunération équitable des paysannes et paysans doivent être fixées et ainsi encourager la création d’emploi dans ce secteur. Un juste prix doit être garanti pour les produits issus de l’agriculture paysanne de saison, en priorisant la production locale, accessible à toutes et à tous.
L’Etat doit assurer l’accessibilité physique de l’alimentation, y compris l’accès à proximité à des produits frais de qualité issus de l’agriculture paysanne et des circuits courts ainsi qu’à l’infrastructure nécessaire pour la cuisine, la préparation et la transformation sur les lieux de vie. Il doit également garantir l’accessibilité économique de l’alimentation, grâce à des prix transparents, négociés, qui garantissent un revenu digne et un salaire décent pour les paysannes et paysans et les ouvrières et ouvriers agricoles, et les autres actrices et acteurs de la chaîne alimentaire. Il doit finalement assurer l’adéquation nutritionnelle, sociale et culturelle de l’alimentation, en garantissant le choix qui correspond aux besoins physiques et aux préférences alimentaires.
La formation agricole doit promouvoir l’apprentissage des pratiques agroécologiques. Le sol agricole doit être protégé et sa régénération encouragée. La transmission des terres doit être accompagnée et la transparence sur les transactions foncières exigée. Le droit à la terre et le droit aux semences pour les paysannes et les paysans doit être garanti.[3] L’autonomie des paysannes et paysans, y compris en matière de technologie, doit être favorisée.
L’Etat doit contraindre tous les acteurs du milieu agroalimentaire à afficher de manière transparente leurs prix ainsi que leurs marges pour rendre visible aux consommatrices et consommateurs les coûts réels de l’alimentation, et mettre en lumière les injustices, les gagnant·es et les perdant·es de la chaîne alimentaire.
Chaînes alimentaires et canaux de distribution
Nos chaînes alimentaires sont globalisées, inégalitaires et non durables. Cela a pour effet de créer des asymétries entre d’un côté les productions locales et paysannes qui se trouvent fragmentées et marginalisées, et de l’autre côté un système agro-alimentaire industriel qui concentre le pouvoir entre quelques acteurs et tire profit de ce rapport de force. Cette situation est aggravée par le fait que les canaux de distribution sont segmentés par public et classe sociale.
Il faut aller vers un découplage de la lutte anti-gaspillage de l’aide alimentaire. Les canaux de distribution de demain doivent être inclusifs, universels, participatifs et émancipateurs. Ils faut démocratiser le contrôle des filières alimentaires.
Les canaux de distribution de l’aide alimentaire doivent accompagner les canaux solidaires de demain, en se transformant eux-mêmes, en traduisant et en réallouant leurs compétences, leurs savoir-faire et leurs ressources. Ces nouveaux canaux doivent avoir pour piliers la transparence, une gouvernance partagée et des rapports de force équilibrés. Ils doivent être au service d’une meilleure articulation des canaux existants et de conditions de travail justes et épanouissantes. Ils doivent également respecter les limites planétaires et le vivant.
Réduction du gaspillage alimentaire, récupération et revalorisation des surplus et des invendus alimentaires
La lutte contre le gaspillage alimentaire doit faire partie d’une politique publique, financée par l’Etat. L'éducation contre le gaspillage alimentaire doit être obligatoire à l’école. Elle doit être spécifique dans les professions de l’agroalimentaire et de la restauration. Il faut également offrir des solutions concrètes au grand public par des diverses actions de sensibilisation.
La destruction des invendus alimentaires doit être interdite dans les grandes surfaces. La vente multiple qui encourage la sur-consommation doit être interdite, tandis que les rabais sur un seul produit à la fois peuvent continuer à être autorisés.
La restauration commerciale doit continuer à mettre en place des mesures de réduction du gaspillage alimentaire.
Il faut interdire l’incinération des déchets organiques, et rendre le tri des lavures obligatoire en vue de méthanisation/compostage. Avoir des infrastructures de tri dans les immeubles d’habitations, les restaurants et les grandes surfaces doit être obligatoire, et faire l’objet de contrôle par les autorités compétentes.
Pour éviter que les denrées alimentaires deviennent des déchets, il faut favoriser la mise en place de fortes collaborations pour récupérer et distribuer les surplus, notamment au niveau des ménages, de l’agriculture, des grandes surfaces, des écoles et des restaurants, sans distinction de statut social.
Il faut réduire le gaspillage en favorisant la revalorisation des produits hors calibre ou abîmés par des techniques de préparation et de conservation originales, comme la fermentation, le séchage, le compost / biogaz, et l’alimentation animale.
Restauration collective, éducation, nutrition et environnement alimentaire
La restauration collective publique (préscolaire, scolaire, supérieure, institutionnelle) doit fournir une alimentation adéquate et un accueil inconditionnel. Les cahiers des charges Fourchette verte Ama-terra et GRTA sont les cadres de référence pour la définition d’une restauration collective durable. Il faut prioriser la formation du personnel de la restauration collective à la cuisine durable.
La restauration scolaire doit garantir un accès non-discriminatoire et digne à l’alimentation. L’objectif est de parvenir à garantir un repas quotidien gratuit pour tous les enfants préscolarisés et scolarisés sur le Canton de Genève, en priorisant l’agriculture paysanne locale et de saison. Plusieurs niveaux scolaires fournissent déjà une alimentation de qualité nutritionnelle, mais ce n’est pas le cas du secondaire I (cycle d’orientation) qui n’offre dans la majorité des cas pas de restauration scolaire.
Conformément au Plan d’étude romand, il faut enseigner l’éducation nutritionnelle à tous les niveaux de l’école obligatoire. Aujourd’hui, le cadre existant est satisfaisant mais il est appliqué de manière hétérogène dans les écoles de l’enseignement obligatoire. Il faut prioriser la formation des enseignant·es de l’école obligatoire à l’alimentation durable.
Plus largement, il faut garantir un environnement alimentaire qui favorise les choix alimentaires adéquats. Les informations nutritionnelles et de durabilité sur les aliments doivent être claires. Elles ne doivent pas être brouillées par le marketing, en particulier sur les produits ultra-transformés.
Il faut rendre plus accessible et mettre en évidence les aliments durables et de haute valeur nutritionnelle, à travers des changements au niveau de l’architecture du choix dans les commerces alimentaires et les cafétérias, en mettant par exemple moins d’aliments ultra-transformés près des caisses.
Il faut utiliser toutes les stratégies de santé publique existantes et les mesures économiques disponibles, y compris les subventions, les dons et les taxes, pour favoriser la consommation d’aliments adéquats.
Il faut continuer à se mobiliser pour défendre et promouvoir le droit à l’alimentation et la souveraineté alimentaire !
[1] L’Agriculture paysanne permet à un maximum de paysannes et de paysans réparti.es sur tout le territoire de vivre décemment de leur métier, en produisant sur une exploitation à taille humaine une alimentation saine et de qualité, accessible à toutes et tous, sans menacer les générations futures et les ressources naturelles.
[2] La FAO a défini un cadre composé de dix éléments inspirés des principes communs sur lesquels se fonde l’agroécologie.
[3] La Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, adoptées en 2018, reconnaît les droits des paysans et paysannes à la terre et aux semences dans ses articles 5, 17 et 19.